IL ATTENDRA

Votre histoire commence dans un lieu qui se trouve dans les montagnes d’un pays qui ne se situe pas sur une carte, ni dans les livres.

Vous êtes un jeune homme, Ohen, qui travaille avec sa famille dans des champs se trouvant non loin du village, plus bas dans la montagne.
Vous aimez la terre, son odeur, la vie qu’elle contient. Vous aimez ce lien avec les cycles.
Vous aimez suivre le rythme des saisons et vivre au gré des moissons. Votre dur labeur et votre passion vous permettent de vous nourrir vous, votre famille, une partie du village, ainsi que quelques autres aux alentours.
C’est d’ailleurs à côté de ces champs que vous avez construit votre maison où vous vivez seul.

Mais vous êtes aussi Nya, une jeune femme qui vit quant à elle dans le village avec son père et sa sœur. Vous tissez des étoffes qui se vendent dans toute la région.
Vos doigts, si fins, sont des outils uniques que les marchands et les gens qui aiment les tissus d’exception désirent à tous les prix.
S’ils vous voyaient, vous qui vous cachez, ils seraient tous encore plus subjugués par votre beauté.
Celle de votre regard, de votre manière de vous mouvoir, de vous émouvoir et celle de voir le monde, de toutes les couleurs, sauf en noir.

Imaginez que vous êtes l’un de ces deux personnages, les deux pourquoi pas, et laissez vous conter cette histoire.

Ohen et Nya s’aiment.

Leur amour est une évidence et cela depuis qu’ils se sont rencontrés au détour d’une balade solitaire, sur des chemins escarpés de la montagne qui abrite leur village. Dès le premier instant, ils ont tout de suite su que leurs vies basculaient. Cela ne peut s’expliquer, l’amour comble un vide qu’ils ne pensaient pas abriter.

Pourtant, Ohen a peur.

Pour la première fois, cet homme fort, aimant et confiant en l’existence, sent que ses sens manquent de repère. Il pense maladroitement, dépassé par ce qu’il ressent, il ne contrôle plus ses angoisses et ses tremblements. Pour la première fois, il peste contre l’amour et contre la soumission qui lui dicte sa danse.

Ohen souffre d’aimer.
Il souffre à l’idée de tout voir disparaître.
Il souffle sur les braises de la colère.

« Pourquoi aimer, tout donner, croire aveuglément en cette divine évidence, si c’est pour s’y perdre ?
Se perdre,
la perdre ?»

Il cachait à Nya le combat qui faisait rage au plus profond de son être, mais chaque regard vers elle était un adieu au soleil.
Il passait ses journées à remuer la terre et à essayer de faire taire les voix dans sa tête.

« La nuit est si belle… »
Son ombre apparaît pour prendre sa place solidement et sans doute ne plus disparaître.
Il sentait que le grand amour était là, devant lui, mais être humain, c’est vouloir cloisonner l’éternel.

Un jour, il prit une décision irraisonné et décida de quitter Nya pour s’isoler dans un temple.
Des pleurs, mes pleurs, ces pleurs.

Nya, pleura.
Ohem, aussi, car il savait qu’il quittait la vie, pour en devenir un observateur, solitaire, attentif, lucide,
croyait-il.
Il apprendra plus tard, que la peur le rendait passif et que ses tentatives de comprendre ses fragilités, l’on amené à sonder le vide.

Une fois seul, protégé du monde par les murs du temple,
il médita, en vain.
Car les raisons de son retirement n’étaient pas basées sur l’exploration de l’amour de soi, mais sur la conviction que ses peurs prenaient leur source dans l’amour lui-même.

Dans la vie, le premier acte spirituel est d’accepter l’amour que l’on porte, en apprenant tout au long de notre vie son fonctionnement. Être spirituel, c’est accompagner son amour et le connaître intimement.



Pendant sa retraite, Ohen évita soigneusement de questionner son ombre.
Il avait peur et l’amour n’avait fait que mettre en lumière cette faille, pour qu’il puisse bien la voir et l’affronter comme il se doit.
Au lieu de cela, il fut aveuglé et pensa que l’amour était à l’origine de son désarroi. C’est pour cette raison qu’il ferma les yeux, pour ne plus jamais voir.

Pourtant, durant ses années de retrait, l’illusion fonctionna.
Il resta au temple, plongé dans le silence, en pensant faire acte de pénitence envers Nya et le mal qu’aurait pu provoquer la folie qui le gagnait jadis.
Il prit son temps, beaucoup de temps, jusqu’au jour où il se senti assez grand pour sortir de son silence, reprendre sa voix et affronter les absences.
En effet, toute sa famille avait disparu et vu son grand âge, il pensa que Nya avait elle aussi quitté le monde après une existence paisible, sans lui, sans souffrance ni incertitude.

Ohen avait ses raisons de penser cela, dorénavant centenaire, il s’apprêtait à découvrir un monde totalement différent, dépourvu des liens matériels et émotionnels dont il s’était échappé intentionnellement.

Aujourd’hui, il se pensait « guéri », prêt à finir sa vie, seul, comme les lâches le méritent.
Mais Ohen avait déguisé sa honte avec le costume d’un homme sage qui avait donné sa vie aux voyages intérieurs, à l’exploration de l’amour et de l’humain.
Avouait-il, parfois, qu’il n’avait pas su arpenter tous les chemins ?
Que sciemment, il avait négligé les siens ?

C’est d’un pas incertain qu’Ohen sorti de sa bulle, pour reprendre le chemin, là où quelques décennies plus tôt, il s’était perdu.

Au loin, une silhouette immobile.
Elle, assise,
ici.
Elle l’avait attendu ici durant toutes ces années.

Ohen trembla d’effroi, comme s’il voyait un fantôme.
Il pleura, ses larmes floutèrent sa vision, alors il frotta ses yeux dans l’espoir qu’une fois séchés, elle ne serait plus là.
Les yeux grands ouverts, il voyait à nouveau, enfin.
Toujours là.

Elle avait toujours était là.
À tisser toutes les couleurs de la vie, ne succombant pas à l’envie, quoique présente, d’utiliser le noir.

Il avança peu à peu vers elle, en courant.
Elle se leva et se mit à avancer à son tour, vers lui, d’un pas lent.
Elle avait le temps.

S’oubliant dans les bras de celle qu’il aimait.
Il pleura la vie qui aurait pu passer ensemble.
Il pleura l’égoïsme et l’ignorance qui l’avait éloigné d’elle.

« Je te demande pardon... »

« La vie, il en reste un peu dit-elle, en le regardant dans les yeux et en lui caressant le crâne, à nous de la rattraper, durant les prochaines semaines. »

Par ces mots, Nya avait mis en lumière une sagesse qui ne s’acquière pas dans les temples, mais dans celle qui s’impose dans l’attente.
Ohen allait apprendre, que l’amour se cache dans la patience.

Frédéric MUR - 2017

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